Le rôle de la banque centrale dans une économie moderne – une perspective européenne Discours tenu à l’Université d’Afrique du Sud (UNISA)

Mesdames et Messieurs, 
Je vous remercie beaucoup de votre aimable présentation et de votre accueil chaleureux. Je suis très heureux d’être ici en Afrique du Sud. C’est également avec plaisir que je peux affirmer que la Bundesbank et la Banque de réserve de l’Afrique du Sud ont établi une bonne coopération et des relations de travail étroites au cours des dernières années.  
J’ai l’honneur aujourd’hui de tenir un discours au plus grand établissement d’enseignement à distance en Afrique, qui compte en même temps le plus grand nombre d’étudiants inscrits sur le continent africain. Je me réjouis que quelques-uns de ces 400 000 étudiants soient avec nous aujourd’hui. Je me sens privilégié d’avoir cette occasion d’obtenir un aperçu de vos idées et de votre passion pour ce pays. 
Il y a environ un an, j’ai été captivé par le film de super-héros « Panthère noire » – peut-être que certains d’entre vous l’ont également vu et apprécié. Le film joue en Wakanda, un pays imaginaire extraordinaire en Afrique. Caché du reste du monde, le peuple de Wakanda vit en paix et en prospérité, tout en ayant préservé ses traditions et en même temps développé une technologie hautement avancée (au moyen d’une ressource fictive nommée « vibranium » et d’une bonne gouvernance). Cette fiction hollywoodienne – malgré toutes ses exagérations – offre une image vive et captivante de l’Afrique qui nous ouvre les yeux sur des opportunités futures. Votre pays dispose d’un énorme potentiel économique et ce n’est probablement pas par hasard que, dans le film, le peuple de Wakanda s’exprime en isiXhosa, une des langues officielles de l’Afrique du Sud. Wakanda est aussi réputé pour son « herbe en forme de cœur », une plante qui confère à la panthère noire ses forces magiques. Et cela me mène au thème de mon discours. 
Ces dernières années, des puissances extraordinaires étaient souvent attribuées aux banques centrales quand celles-ci étaient aux prises avec les conséquences de la crise financière. Alors que d’autres institutions étaient perçues comme étant incapables d’agir, les banques centrales indépendantes ont dû intervenir pour sauver la situation. Une réponse efficace à la crise créa des attentes qui entraînèrent également un sentiment de déception et de malaise.[1]

En conséquence, de nombreuses personnes dans les économies avancées ont commencé à remettre en question le rôle d’une banque centrale indépendante dans une économie moderne. Ce rôle est le point central sur lequel je veux me pencher aujourd’hui. Et, étant donné que je suis un banquier central européen, j’aborderai ce sujet sous cet aspect particulier.


2 La politique monétaire – ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas faire 

2.1 Des enseignements du passé 

Mesdames et Messieurs, 
Au 16e siècle, lorsque les conquéreurs volèrent les trésors d’or et d’argent des Amériques et les apportèrent en Europe, ils ouvrirent aussi la voie à l’inflation. Les économistes d’antan (tels que Jean Bodin et David Hume) nous apprirent que l’offre de monnaie avait un impact sur le niveau des prix. Tant qu’une économie tourne en dessous de ses limites de capacité, une offre de monnaie accrue peut entraîner une hausse de la production de biens et de services. Mais une fois que le plein emploi est atteint, davantage de monnaie conduira finalement à des prix plus élevés. 
Avec l’introduction de la monnaie fiduciaire, il était possible d’imprimer simplement de la monnaie légale. Cela créa une tentation permanente pour les gouvernements dans la mesure où ils purent utiliser la presse à imprimer pour financer leurs dépenses. Le fait de céder à cette tentation conduisit à certains des pires épisodes d’hyperinflation comme au Venezuela aujourd’hui, au Zimbabwe il y a une dizaine d’années et aussi en Allemagne dans un passé plus lointain.  
Dans mon pays, les énormes dépenses étatiques au cours de la Grande Guerre et dans les années qui s’ensuivirent entraînèrent finalement une période d’hyperinflation. Celle-ci culmina en 1923, lorsque les prix doublèrent en moins de 4 jours.[2] De telles hausses de prix astronomiques eurent un profond impact sur la vie quotidienne des citoyens, ce que John Maynard Keynes illustra dans son bon mot, selon lequel les clients prirent l’habitude de commander deux bières à la fois étant donné que son prix augmentait plus vite que sa température.[3]
Des cas extrêmes reflètent un aspect des coûts de l’inflation. En fait, de nombreux citoyens perdirent leur patrimoine financier à l’époque. D’un autre côté, la charge des débiteurs – en particulier celle des gouvernements – était facilement effacée. Ce sont en effet les groupes les plus faibles de la société qui souffrent le plus de l’inflation. Les salariés et les bénéficiaires de transferts sociaux comme les retraités n’ont que des moyens limités pour se prémunir contre ce phénomène. Le Gouverneur Kganyago l’a expliqué récemment dans un discours par les paroles suivantes : « Lorsque la politique monétaire tolère une inflation plus élevée, cela tend à réduire le pouvoir d’achat, notamment celui des groupes démunis. »[4] Des changements distributionnels et le dommage économique général dû à une forte inflation créent souvent des troubles sociaux et une instabilité politique. 

L’histoire nous a cependant enseigné que la déflation, une baisse générale, soutenue et autoalimentée du niveau des prix, peut également avoir des effets dévastateurs sur l’économie, comme l’a montré la Grande Dépression dans les années 1930. Assurer la stabilité des prix est un objectif souhaitable du point de vue social. 
Quelques décennies plus tard, des économistes ont décerné une interaction apparemment stable entre l’inflation et le chômage qu’ils ont traduit dans la courbe de Phillips. La pensée était que le chômage pourrait être réduit en acceptant un taux d’inflation plus élevé. Les décideurs politiques eurent donc l’impression qu’ils pouvaient tout simplement choisir une combinaison entre l’inflation et le chômage qui répondait aux préférences sociales – ou plutôt à leurs préférences. Ainsi, l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt déclara un jour que le peuple allemand accepterait plutôt 5 % d’inflation que 5 % de chômage. Mais dans les années 1970, la courbe de Philipps, qui affichait jusqu’alors une pente descendante, devint verticale. Les efforts entrepris pour réduire le taux de chômage entraînaient simplement une hausse de l’inflation et contribuaient à la stagflation, une combinaison entre stagnation et inflation. Que s’est-il passé ?  


2.2 Le problème de l’incohérence temporelle 

Un des problèmes essentiels de la politique monétaire touche de nombreux domaines de la politique économique : l’incohérence temporelle. Alan Blinder, professeur à l’université de Princeton et ancien vice-président de la Réserve fédérale des États-Unis, a illustré ce problème par un exemple qui se prête bien à cet endroit.[5] 
Partons du principe qu’un professeur d’université poursuit deux objectifs. D’une part, il souhaite que ses étudiants apprennent le plus possible. D’autre part, il veut aussi passer le moins de temps possible à corriger des examens. Le professeur annonce qu’un examen aura lieu à la fin du semestre et espère que cela incitera les étudiants à réviser.  
Supposant que ses étudiants aient effectivement révisé, la meilleure décision que le professeur pourrait prendre serait d’annuler l’examen afin de s’épargner l’ennui d’avoir à corriger les copies. Ainsi, sa décision discrétionnaire optimale est incohérente sur le plan temporel. Mais si les étudiants devinent la motivation de leur professeur, ils travailleront peut-être moins et tous pourront se retrouver dans une situation pire. Comment sortir de ce dilemme ? Par des règles d’examen qui prévoient des examens de fin de semestre obligatoires au lieu de les laisser au libre arbitre du professeur.  
Dans une étude qui a fait date, les économistes Finn Kydland et Edward Prescott ont expliqué comment l’incohérence temporelle donnait naissance à un biais inflationniste.[6] Une augmentation inattendue de l’inflation entraîne une baisse des salaires réels, incite les entreprises à embaucher et stimule la croissance économique. Le recours à la politique monétaire pour créer une inflation non anticipée peut donc paraître séduisant sur le plan politique. Cependant, tout comme les étudiants qui devinent la motivation de leur professeur, les agents économiques comprennent les motivations de l’autorité monétaire. S’ils anticipent un stimulus de la part de la politique monétaire, l’inflation va augmenter, mais les salaires réels vont rester constants. Dans l’attente d’une inflation, les syndicats auront déjà négocié une hausse des salaires. Le résultat sera un monde avec une inflation plus forte, un taux de chômage élevé et une faible croissance, comme ce fut le cas dans les années 1970 dans les économies avancées. 
Comment se tirer de cette situation ? La solution pour maîtriser la motivation politique de créer une inflation non anticipée est similaire à celle du cas du professeur, à savoir un engagement crédible et ferme. Une banque centrale indépendante ayant pour mandat d’assurer la stabilité des prix est une condition préalable.  


2.3 Consensus en matière de politique monétaire 

Aujourd’hui, il y a un consensus dans la pensée économique à travers le monde que la stabilité des prix est la meilleure contribution qu’une banque centrale puisse apporter pour renforcer le bien-être social et soutenir une croissance durable.[7] La plupart des économistes sont d’accord qu’en général, la politique monétaire est neutre à long terme. Elle peut atténuer les fluctuations cycliques de la croissance et du chômage, mais elle ne peut ni mener une économie sur une trajectoire permanente de croissance élevée, ni durablement réduire le chômage en-dessous de son taux naturel. Ainsi, le chômage structurel ne peut être combattu que par des mesures de politique économique. 

Les périodes d’hyperinflation furent une des raisons pour lesquelles les banques centrales devraient être interdites d’imprimer de la monnaie pour financer les dépenses publiques. Les politiques monétaire et budgétaire doivent être séparées l’une de l’autre. 
En poursuivant l’objectif de stabilité des prix, les économistes sont également d’accord que les banques centrales devraient viser des taux d’inflation faibles mais non-négatifs afin de disposer d’une marge de sécurité contre la déflation. Les économies avancées ont en général pour objectif un taux d’inflation d’environ 2 %, [8] alors que les économies émergentes et celles en voie de développement souhaitent plutôt un taux d’inflation plus élevé pour permettre à leurs économies de combler le retard. 
Toutefois, même si une banque centrale a pour mandat d’assurer la stabilité des prix, il existe une forte tentation d’exploiter les instruments de politique monétaire pour atteindre d’autres objectifs, même si le bénéfice n’est que de courte durée. Et c’est pourquoi l’indépendance et un engagement de cohérence temporel sont si importants. 
La théorie et l’histoire économiques ont toutes deux démontré que les banques centrales indépendantes étaient mieux équipées pour contrôler l’inflation que celles qui sont moins à l’abri des influences d’un cycle politique axé sur le court terme.[9]

Dès sa création, la Bundesbank fut parmi les banques centrales les plus indépendantes. Durant des décennies, l’Allemagne a bénéficié de faibles taux d’inflation. Même pendant la période d’inflation accrue des années 1970, l’Allemagne a maintenu ses taux d’inflation à des niveaux relativement modérés. Alors qu’à 5 %, le taux d’inflation moyen en Allemagne était plutôt élevé, d’autres pays industrialisés, à l’exception de la Suisse, dont la banque centrale était elle aussi très indépendante, durent faire face à des taux d’inflation nettement supérieurs. Les États-Unis avaient un taux d’inflation moyen de 8 %, la France de 10 %, l’Italie et le Royaume-Uni de 14 %. 
Dans les années 1980 et 1990, de nombreuses banques centrales ont acquis leur indépendance. La Banque centrale européenne (BCE), établie durant cette époque, était indépendante dès le départ. 


3 Les 20 ans de l’euro 

Mesdames et Messieurs, 
Le 1er janvier, la monnaie unique européenne – l’euro – a fêté ses 20 ans. Mesuré par rapport à ce que le Conseil des gouverneurs de la BCE considère comme stabilité des prix, à savoir « un taux d’inflation inférieur à, mais proche de 2 % », l’euro est un succès. Le taux d’inflation moyen dans la zone euro au cours de ces 20 premières années d’existence était de 1,7 % par an. La promesse de la stabilité a été tenue. Comparé à la perte moyenne de pouvoir d’achat des monnaies dont il est issu, comme le deutsche mark ou le franc français, l’euro est encore davantage une monnaie stable. 
La clef de ce succès est à mon avis le cadre réglementaire de notre union monétaire. Celui-ci repose sur deux pierres angulaires – le mandat et l’indépendance de l’Eurosystème, qui est constitué de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales des pays membres de l’UE qui ont adopté l’euro en tant que monnaie légale. 
Le mandat et l’indépendance sont tous deux stipulés dans les Traités de l’UE, ce qui protège ces deux pierres angulaires de modifications juridiques, puisque tout changement apporté aux Traités requiert l’unanimité parmi les États membres de l’UE. L’objectif principal de l’Eurosystème est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de cet objectif, il apporte son soutien aux politiques économiques générales en Europe. Il y a donc une hiérarchie précise des objectifs.  
L’indépendance de la BCE et des banques centrales nationales est également inscrite dans les Traités qui interdisent, par ailleurs, le financement monétaire des gouvernements.  
Ce cadre monétaire robuste constitue la fondation solide de la stabilité monétaire. Nonobstant cela, la zone euro a connu une crise économique et budgétaire majeure au cours de la dernière décennie. 
Métaphoriquement, on pourrait dire que l’euro a eu une enfance facile mais une adolescence difficile ou, comme l’a écrit récemment Martin Wolf dans sa rubrique du Financial Times : « Comme beaucoup des jeunes de 20 ans, la monnaie unique a connu une adolescence traumatique. »[10] 
Les causes à l’origine de la crise des dettes souveraines étaient des déséquilibres macroéconomiques importants dans des pays de la zone euro : trop d’emprunts, trop de dépenses improductives, perte de la compétitivité des prix, manque de réformes structurelles.  
Mais la crise était aussi la conséquence de faiblesses institutionnelles. On pourrait dire que l’Union monétaire a une jambe forte et une jambe faible. Dès le départ, la jambe forte était le cadre monétaire que j’ai déjà décrit. La jambe faible est le cadre de la politique budgétaire et économique, à savoir l’absence d’une véritable union économique.  
Ce cadre, mis en place dans les années 1990, n’a ni été en mesure d’empêcher des développements économiques négatifs, ni prêt à résoudre une crise. Lorsque la crise éclata, des mesures budgétaires d’urgence durent être prises pour empêcher son escalade. Et l’Eurosystème fut contraint d’agir en tant que « pompier ». Selon toute apparence, cela aida à stabiliser la situation.  
Le revers était que certaines des mesures – en particulier l’achat de titres souverains – ont conduit l’Eurosystème aux limites de son mandat.  

Bien qu’étant persuadé que – correctement conçu – l’achat de titres souverains constitue un instrument de politique monétaire justifié, j’ai toujours attiré l’attention sur les problèmes spécifiques qu’ils entraînent dans la zone euro avec sa spécificité d’une politique monétaire unique et des politiques budgétaires nationales.  
Dans cette configuration particulière, l’achat de titres souverains implique le risque fondamental de mutualiser les risques liés à la dette souveraine par le biais des bilans des banques centrales, brouillant ainsi la frontière entre la politique budgétaire et la politique monétaire dans la zone euro. À ce propos, il est judicieux que nous ayons réduit le partage des risques à un niveau limité dans le dernier programme d’achat. Les banques centrales de l’Eurosystème sont néanmoins devenues les principaux créditeurs de leurs gouvernements, ce qui pourrait en fin de compte remettre en question notre indépendance. 
En ce qui concerne la résolution de la crise et de ses causes sous-jacentes, beaucoup de choses se sont passées dans la zone euro au cours des dernières années. Les pays les plus touchés ont attaqué les grands problèmes à la racine et ont depuis regagné en compétitivité. 
Beaucoup de choses se sont également améliorées au niveau institutionnel, mais pas encore suffisamment. Une évolution importante est la création d’un dispositif permanent de sauvegarde européen, qui peut octroyer des aides financières conditionnelles aux États membres en cas de crise. Un autre accomplissement essentiel est la mise en place d’une supervision bancaire européenne, ce qui constitue un grand pas en avant vers une Europe plus intégrée. 

De pair avec une réglementation financière plus stricte, le rajustement économique et les réformes ont sans aucun doute rendu la zone euro plus stable. En cas de nouvelle tourmente dans le système financier ou dans certains États membres, nous serions nettement mieux armés pour y faire face que nous l’étions en 2010. 
Mais nous n’avons pas encore fait assez pour mettre la zone euro une fois pour toutes à l’abri des crises. Certains problèmes comme le manque de crédibilité des règles budgétaires ou l’interconnexion nuisible entre États et banques doivent être abordés de manière adéquate. La réforme inaccomplie de la zone euro comporte des risques pour l’Eurosystème, qui pourrait être contraint d’agir de nouveau comme « pompier ». En fin de compte, la Banque centrale européenne pourrait avoir de plus en plus de difficultés à mettre l’accent sur sa promesse d’assurer la stabilité de la monnaie. 


4 L’indépendance de la banque centrale dans une démocratie

Mesdames et Messieurs, 
D’un point de vue politique, la banque centrale en tant que « pompier » présente des avantages évidents. Tout d’abord, les banques centrales disposent prétendument de puissants outils et de coffres bien garnis. Ensuite, les banques centrales prennent leurs décisions de manière indépendante et peuvent agir rapidement, ce qui épargne aux gouvernements de trouver des majorités parlementaires pour prendre des décisions impopulaires. 
Toutefois, si des technocrates non élus, comme les banquiers centraux indépendants, prennent de telles décisions importantes, la question peut se poser de savoir comment cela est compatible avec les principes démocratiques. Et en fait, si certaines conditions n’étaient pas remplies, l’indépendance deviendrait, à mon avis, difficile à justifier. 
Une des conditions est que les banquiers centraux expliquent leurs politiques au public. Comme l’a indiqué Alan Blinder, que je viens de mentionner : « (...) la responsabilité publique est un corollaire moral de l’indépendance des banques centrales. Dans une société démocratique, la liberté d’action des banques centrales implique une obligation de s’expliquer devant le public. L’indépendance et la responsabilité de rendre des comptes sont donc symbiotiques et non conflictuelles. »[11] 
Une deuxième condition à remplir pour rendre l’indépendance de la banque centrale compatible avec la démocratie est une interprétation étroite de son mandat. Il est vrai ce que l’ONG « Transparency International » a écrit dans un rapport sur la BCE : « Si l’indépendance est la face de la pièce, le revers est un mandat étroit. »[12]
Et bien sûr, si l’indépendance était utilisée à des fins autres que celles définies dans son mandat, nous ne devrions pas être surpris si la banque centrale est de plus en plus mise à l’examen. Agir au-delà de son mandat minerait aussi la confiance du peuple dans la banque centrale. 
La confiance n’est pas un poste que vous trouverez dans le bilan d’une banque centrale, mais elle est en fin de compte son meilleur atout. La confiance contribue à ancrer les anticipations d’inflation à plus long terme, ce qui peut à son tour aider à réduire ce que les économistes appellent le 
« ratio de sacrifice ». Une confiance croissante dans les banques centrales diminue la perte de PIB ou d’emplois qui doit être acceptée pour réduire l’inflation jusqu’à un certain point.[13]
La confiance va, par ailleurs, au-delà de la réputation. La réputation d’une banque centrale dépend largement de son bilan concernant l’accomplissement de son mandat. Mais la confiance dépend aussi de facteurs individuels. Certaines personnes ont davantage confiance dans les institutions publiques que d’autres. Les gens affichent aussi des préférences différentes et des attitudes variées concernant l’inflation, leurs expériences personnelles divergentes avec l’inflation ayant une influence sur leurs attentes futures.[14]
Des études ont montré que des connaissances de la banque centrale et de la politique monétaire ont un impact positif sur la confiance accordée à la banque centrale.15 Une communication efficace en matière de politique monétaire dépend de personnes ayant des connaissances de base des concepts tels que l’inflation et les taux d’intérêt. S’assurer que le public dispose d’une telle connaissance de base de ces thèmes est par conséquent important pour le succès des banques centrales. 
La Bundesbank est fortement engagée dans le domaine de la formation économique depuis des décennies, et nous avons intensifié nos efforts au cours des dernières années. Notre principal objectif est de renforcer les connaissances du public en ce qui concerne le rôle des banques centrales et de la Bundesbank en particulier. À cette fin, nous organisons des séminaires pour des enseignants et des présentations pour des classes scolaires ; nous publions des aides pédagogiques et nous exploitons un musée de la monnaie en tant qu’endroit où l’on peut acquérir des connaissances sur le monde de la monnaie et des banques centrales. 
Dans le même ordre d’idées, l’amélioration de la formation financière était également un des thèmes essentiels de la présidence allemande du G20 il y a deux ans, et l’objectif déclaré – à l’époque de la finance digitale – était de rendre les services financiers accessibles aux personnes qui auparavant en étaient exclues (le mot à la mode étant ici « inclusion financière »). Dans un tel environnement, l’illettrisme financier est un vecteur important par lequel des instabilités financières peuvent se créer.[16] 
Il est clair que les banques centrales ne peuvent pas toutes seules assurer la formation économique et financière ; nous pouvons uniquement y contribuer. Si le destinataire est le public en général, des informations facilement compréhensibles sont indispensables – la plupart des gens ne sont pas des économistes.  
Il a en effet été démontré que des programmes de divertissement relativement « simples » et non techniques peuvent transporter de manière efficace des messages de formation économique et financière. J’ai entendu parler d’un feuilleton télévisé très populaire en Afrique du Sud du nom de 
« Scandal! », qui comprenait il y a quelques années un scénario portant sur un endettement excessif et qui est considéré comme ayant eu un impact positif sur les connaissances financières des téléspectateurs.[17] Et récemment, la banque centrale de la Jamaïque a attiré beaucoup d’attention en diffusant sur Twitter des vidéoclips inspirés par la musique reggae avec des paroles telles que : « une inflation basse et stable est pour l’économie ce qu’est une ligne de basse pour la musique reggae ».  
Outre les avantages de la stabilité des prix, le public doit aussi comprendre les limites de la politique monétaire. Pour que les banques centrales puissent assurer durablement la stabilité des prix, elles doivent cependant pouvoir compter sur des finances publiques viables et un système financier stable. Autrement, même la politique monétaire indépendante risque d’être soumise à une domination budgétaire ou financière. 
La domination budgétaire désigne un régime où la politique monétaire assure la solvabilité du gouvernement. Étant donné que les taux d’intérêt vont augmenter au cours du processus de normalisation, ce danger pourrait passer au premier plan en Europe dans les années à venir. 
La domination financière se réfère au risque que la politique monétaire devienne de plus en plus concernée par des évolutions négatives à court terme au sein du système financier.  
La crise a fait clairement apparaître que la stabilité des prix ne suffisait pas pour assurer la stabilité financière. Par conséquent, les mandats de nombreuses banques centrales ont été élargis par au moins quelques éléments visant à préserver la stabilité financière. Nous savons toutefois de la règle de Tinbergen que chaque objectif de politique économique nécessite son propre instrument. Il est donc important d’avoir deux boîtes à outil distinctes pour poursuivre les deux objectifs. Les risques d’inflation devraient être abordés avec des instruments de politique monétaire, et les risques pour la stabilité financière devraient en premier lieu être traités avec des instruments macroprudentiels. Cela dit, les décideurs en matière de politique monétaire seraient bien avisés de tenir compte des effets des déséquilibres financiers, ceux-ci pouvant poser de sérieux risques pour la stabilité des prix à long terme.[18]

 
5 Conclusion 

Mesdames et Messieurs, 
Nelson Mandela a écrit dans sa biographie (« Un long chemin vers la liberté ») : « J'ai découvert ce secret : après avoir gravi une colline, tout ce que l'on découvre, c'est qu'il reste beaucoup d'autre collines à gravir. » 
Des banques centrales tout autour du monde ont dû gravir des hautes collines au cours de la dernière décennie. Et il y a d’autres collines à l’horizon. Mais les banques centrales devraient faire attention de ne pas se surcharger.[19] Nous ne sommes pas des superhéros. Nos pouvoirs sont limités. Nous ne pouvons ni compenser les effets négatifs des changements démographiques ni accélérer l’invention et l’adoption de nouvelles technologies. Nous ne pouvons pas relever la croissance à long terme. Et nous ne pouvons pas éradiquer les inégalités.  
Wim Duisenberg, le premier président de la BCE, déclara un jour : « Ne demandez pas à la politique monétaire de réaliser des tours de magie dont elle est incapable. » Trop de pouvoir mine le soutien en faveur de l’indépendance des banques centrales.  
Même des superhéros fictifs subissent des critiques dès lors que leurs exploits engendrent des effets secondaires majeurs. Dans le film « Captain America : Guerre civile », le premier film dans lequel figure la panthère noire, les Nations Unies ont créé les accords de Sokovia afin de réglementer les activités des Avengers. 
Pour défendre leur indépendance, les banques centrales devraient interpréter leur mandat de manière étroite et rechercher un large soutien public. La confiance du public nous permet de prendre des décisions qui ne sont pas toujours bien perçues à court terme.  
Il y a deux ans, Janet Yellen, l’ancienne présidente de la Réserve fédérale, fit une déclaration importante lors d’une audience du Congrès. Elle dit : 
« Parfois, les banques centrales doivent prendre des mesures qui ne sont pas immédiatement favorables à la santé de l’économie. »20 Ce n’est bien sûr pas notre tâche de plaire à tout le monde. Cela est une raison supplémentaire d’expliquer en permanence et de manière compréhensible au public pourquoi notre travail est néanmoins bénéfique à la société.  
Le plaidoyer pour l’échange s’applique davantage encore à nos économies et nations en général – et c’est une des raisons initiales de ma présence aujourd’hui. La panthère noire a très bien formulé ce message. À la fin du film, lorsque le roi T’Challa ouvre Wakanda au reste du monde, il dit : « (...) Beaucoup plus de choses nous lient que nous séparent. Mais, en période de crise, les sages construisent des ponts alors que les imbéciles érigent des barrières. Nous devons trouver un moyen pour nous soutenir les uns des autres comme si nous n’étions qu’une seule tribu. » 
Je pense qu’en une période de montée du protectionnisme et de l’unilatéralisme, nous devrions prendre à cœur ces paroles. 
Je vous remercie de votre attention et me réjouis de pouvoir maintenant répondre à vos questions. 

Notes de bas de page

  1. P. Dietsch, F. Claveau et C. Fontan (2018), Do Central Banks Serve the People?, Polity, Cambridge; A. Riles (2018), Financial Citizenship – Experts, Publics & the Politics of Central Banking, Cornell University Press, Ithaka et Londres.
  2. S. H. Hanke et N. Krus (2012), World Hyperinflations, Cato Working Paper, n° 8. 
  3. J. M. Keynes (1924), A Tract on Monetary Reform, Prometheus Books, Amherst, p. 51. 
  4. L. Kganyago, Inequality and monetary policy in South Africa, discours à la Nelson Mandela University, Port Elizabeth, 1er août 2018. 
  5. A. S. Blinder (1987), The Rules-versus-Discretion Debate in the Light of Recent ExperienceWeltwirtschaftliches Archiv, vol. 123, p. 399-413. 
  6. F. E. Kydland et E. C. Prescott (1977), Rules Rather than Discretion: he Inconsistency of Optimal Plans, Journal of Political Economy, vol. 85, n° 3, p. 473-492. 
  7. N. G. Mankiw et R. Reis (2017), Friedman’s Presidential Address in the Evolution of Macroeconomic Thought, NBER Working Paper n° 24043. 
  8. Deutsche Bundesbank, Lower bound, inflation target and the anchoring of inflation expectations, Monthly Report, June 2018, p. 31-50. 
  9. A. Alesina et L. H. Summers (1993), Central Bank Independence and Macroeconomic Performance: Some Comparative Evidence, Journal of Money, Credit and Banking, vol. 25, n°2, p. 151-162. Des études récentes axées sur d’autres ou un groupe plus large de pays, y compris des pays en voie de développement ou de transition, confirment une relation négative entre l’indépendance de la banque centrale et l’inflation. Voir A. C. Garriga (2016), Central Bank Independence in the World. A New Dataset, International Interactions, n° 42, p. 849-868; I. Iwasaki et A. Uegaki (2015), Central Bank Independence and Inflation in Transition Economies: A Comparative Meta-Analysis with Developed and Developing Economies, RRC Working Paper n° 55; D. Acemoglu et al. (2008), When Does Policy Reform Work? The Case of Central Bank Independence, Brookings Papers on Economic Activity, Spring, p. 351-417. 
  10. M. Wolf, The eurozone is doomed to succeed, Financial Times, 16 janvier 2019, p. 9. 
  11. A. S. Blinder (1996), Central Banking in a Democracy, Federal Reserve Bank of Richmond Economic Quarterly, vol. 82, p. 12. 
  12. Transparency International (2017), Two sides of the same coin? Independence and Accountability of the European Central Bank, p. 4. 
  13. D. Bursian et E. Faia (2018), Trust in the monetary authority, Journal of Monetary Economics, vol. 98, p. 66-70
  14. U. Malmendier et S. Nagel (2016), Learning from Inflation Experiences, The Quarterly Journal of Economics, vol. 131, p. 53–87. 
  15. B. Hayo et E. Neuenkirch (2014), The German Public and Its Trust in the ECB: The Role of Knowledge and Information Search, Journal of International Money and Finance, vol. 47, p. 286-303; S. Mellina et T. Schmidt (2018), The Role of Central Bank Knowledge and Trust for the Public’s Inflation Expectations, Deutsche Bundesbank, Étude de réflexion, n° 32/2018. 
  16. C. M. Buch, Financial Literacy and Financial Stability, discours tenu lors du 5ème symposium de recherche de l’OCDE/GFLEC pour faire progresser la culture financière, Paris, 18 mai 2018. 
  17. G. Berg et B. Zia (2013), Harnessing Emotional Connections to Improve Financial Decisions: Evaluating the Impact of Financial Education in Mainstream Media, World Bank, Policy Research Working Paper, n° 6407. 
  18. Deutsche Bundesbank (2015), The importance of macroprudential policy for monetary policy, Rapport mensuel du mois de mars, p. 39-71. 
  19. O. Issing (2016), Central Banks – from Overburdening to Decline?, SAFE White Paper n° 42. 
  20. Audience devant le Joint Economic Committee, Congrès des États-Unis, 17 novembre 2016, transcription, p. 13.