L’économie sociale de marché – une histoire de succès à poursuivre avec soutien et conseils Allocution à l’occasion du 70e anniversaire de l’Institut de l'économie allemande

1 Introduction

Cher Monsieur Kirchhoff,
chers membres de la présidence et du comité directeur de l’Institut de l'économie allemande,
Mesdames et Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être parmi vous aujourd'hui et de tenir cette allocution. L’essentiel d’abord : mes meilleurs vœux pour le 70e anniversaire de votre institut ! Son histoire est étroitement liée à celle de notre ordre économique. Pour comprendre les sources de l’institut actuel, il est nécessaire de remonter le temps un peu plus encore au-delà de 70 ans.

Revenons aux premiers mois de l’été 1948 : de larges pans de l’Allemagne sont encore en ruines. Beaucoup de gens sont affamés et se retrouvent sans toit. Des mesures de rationnement et des contrôles de prix sont en vigueur. Des tickets de rationnement sont nécessaires pour obtenir des denrées alimentaires. Dans les magasins règne un vide béant. Seul le marché noir prospère.

À cette époque, un nouveau directeur de l’administration économique de la Bizone prend ses fonctions. Les journalistes attendent avec impatience le début de sa première conférence de presse. Parmi eux se trouve la jeune économiste Marion Comtesse Dönhoff, la future rédactrice en chef et coéditrice de l’hebdomadaire DIE ZEIT. Horrifiée par ce qu’elle y a entendu, elle tient les propos suivants devant ses collègues de rédaction : « Si l’Allemagne n’était pas déjà ruinée, cet homme, avec son plan absurde de supprimer toute forme de gestion de l’économie, y parviendrait certainement. Que Dieu nous protège que cet homme ne devienne un jour ministre de l’Économie. »[1]

Cet homme, contre lequel la comtesse Dönhoff avait mis en garde avec tant d’insistance, n’était personne d’autre que le futur ministre de l’Économie, Ludwig Erhard. Parallèlement à l’introduction du deutsche mark, il osa l’incroyable : malgré les avertissements de ses conseillers et des experts des Alliés, il mit fin à la gestion contrôlée de l’économie et à de nombreuses contraintes en matière de prix et de quantités. Avec cela, Erhard ne souligna pas uniquement sa confiance fondamentale dans les forces organisationnelles du marché. Il jeta aussi les bases pour un nouvel ordre économique que nous connaissons sous le nom d’économie sociale de marché; celle-ci caractérise la République fédérale jusqu’à ce jour.

Je voudrais profiter de mon discours pour parler des principes directeurs, des changements et de l’avenir de l’économie sociale de marché. Dans ce contexte, je vais également évoquer le rôle du conseil en matière de politique économique apporté par l’Institut de l’économie allemande et d’autres institutions.

2 Principes directeurs de l’économie sociale de marché

Le récit de la comtesse Dönhoff montre que ce qui, du point de vue actuel, paraît si évident, était à l’époque très controversé. La décision en faveur d’un ordre d’économie de marché n’était en aucun cas prévisible et se heurta à une vive opposition. Nombreux furent ceux qui considéraient qu’une économie planifiée et gérée par l’État constituait la meilleure voie à suivre.

Mais il y eut également des défenseurs actifs du nouvel ordre. Un groupe d’entrepreneurs autour du fabricant de textiles de Wuppertal, Carl Neumann, fonda un institut ayant pour tâche de représenter en public les principes et les performances de l’entreprenariat industriel.[2] Le 2 mai 1951, l’ « Institut industriel allemand » à Cologne commença ses activités. Depuis 1973, il fonctionne sous le nom de « Institut de l'économie allemande de Cologne ».

Dans les premières années, il s’agissait surtout d’expliquer aux gens sur quoi est basée l’économie sociale de marché et comment celle-ci contribue à créer de la prospérité pour tous. À l’époque, beaucoup de choses étaient encore en mouvement. Les principes fondamentaux de notre ordre économique se dessinèrent petit à petit, conçus par toute une série de têtes intelligentes de l’époque. Je citerais par exemple Alfred Müller-Armack, Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow, Walter Eucken et Franz Böhm. Leurs idées s’unirent progressivement en un grand ensemble et contribuèrent à ce que l'économie sociale de marché repose jusqu’à aujourd’hui sur deux puissants piliers.

Un pilier est ancré dans l’ordolibéralisme de l’école de Fribourg : l’élément central est la concurrence. Mais il ne s’agit plus du jeu libre et débridé de forces, mais d’une concurrence ordonnée qui empêche l’abus du pouvoir de marché. Ainsi, les gains de prospérité ne se rassemblent pas dans les mains de quelques individus. Et les consommateurs et salariés participent eux aussi à la prospérité. La concurrence garantit l’efficacité de notre économie de marché. Elle crée de la richesse, mais doit également être protégée. Cela nécessite un droit de la concurrence intelligent et de fortes autorités antitrust.[3]

En complément, une politique monétaire indépendante assure la stabilité nécessaire de la monnaie, et une politique économique fiable garantit de manière durable la sécurité des investissements. À cela s’ajoutent l’unité entre action et responsabilité, la protection de la propriété privée, la liberté contractuelle et des marchés ouverts. Ces principes constitutifs définissent notre ordre économique libre.

Il s’agit là de prérequis auquel une économie de marché est incapable de répondre d’elle-même. Il faut des règles et des institutions qui créent un cadre réglementaire stable pour l’économie de marché. Avoir reconnu cela, longtemps avant que l’économie institutionnelle n’ait acquis une large popularité, est le mérite des fondateurs de l’économie sociale de marché en Allemagne. Walter Eucken a défini le rôle de l’État comme suit : « Une planification étatique des formes – oui, une planification étatique et gestion du processus économique – non. »[4]

Le deuxième pilier de l’économie sociale de marché est la prise en considération des conséquences sociales des processus de marché. Tous les membres de la société doivent participer à la prospérité générée. Personne ne doit être abandonné. C’est pourquoi il existe un filet de protection sociale qui atténue les cas de graves difficultés et protège les citoyens contre la détresse économique.

Mais une politique de répartition ne suffit pas. Participer signifie aussi que le plus grand nombre possible de personnes doit pouvoir saisir les chances économiques qui se présentent. Tout cela passe entre autres par la formation. Ou pour citer l’Institut de l’économie allemande : « (…) l’accès au travail et à l’éducation est d’une importance cruciale pour pouvoir bénéficier durablement des revenus de la croissance. »[5] Un système éducatif performant et équitable est donc tout aussi nécessaire pour tenir la promesse de prospérité de l’économie sociale de marché qu’un filet de sécurité sociale et un régime de concurrence efficace.

Mesdames, Messieurs,

La combinaison entre efficacité de l’économie de marché et équité sociale, entre liberté, prospérité et sécurité – c’est ce qui caractérise l’économie sociale de marché jusqu’à aujourd'hui. Alfred Müller-Armack l’a résumé de manière concise : « La raison d’être de l’économie sociale de marché consiste à unir le principe de la liberté de marché avec celui de l’équité sociale. »[6]

La relation entre forces du marché, leurs conséquences sociales et les interventions pour les corriger sont souvent complexes. À ce point, que des mesures évidentes ne sont pas toujours les meilleures – et parfois même inefficaces. « Bien intentionné » ne signifie pas toujours « bien fait ». Les économistes ne peuvent certes pas décharger la politique de la nécessité de peser différents objectifs. Mais ils peuvent et doivent montrer les coûts économiques et les effets secondaires de différentes options politiques.

Depuis sa fondation en 1949, le ministère fédéral de l’Économie est conseillé par un conseil consultatif scientifique, auquel se sont ajoutés en 1950 le diagnostic commun établi par des instituts de recherche économique et, en 1963, le Conseil d'experts pour l'appréciation de l'évolution économique générale. Le conseil scientifique apporté à la politique économique avait donc, dès le début, sa place en République fédérale d’Allemagne.

3 L’économie sociale de marché au fil du temps

Notre ordre économique a connu sa première transformation notable au milieu des années 1960. Le changement de cap vers une politique conjoncturelle active était inspiré des idées de Keynes. Le concept de la régulation globale de l’économie avait pour but de lisser des variations conjoncturelles en adaptant la demande agrégée au potentiel de production. À l’époque, la politique, mais aussi des économistes étaient confiants de désormais maîtriser la conjoncture. Une conviction qui culmina dans la déclaration de Karl Schiller, selon laquelle la conjoncture n’est pas un destin, mais une volonté.

Dans la pratique, toutefois, les problèmes apparurent rapidement : la tentative de réagir face aux chocs au niveau de l'offre, comme les crises pétrolières des années 1970, avec les instruments de pilotage de la demande, détériora encore davantage la situation. De plus, les hauts et bas de la conjoncture ne pouvaient être pronostiqués de manière fiable, ou il était impossible de réagir à temps. C’est pourquoi la politique prévue d’être anticyclique eut dans la réalité parfois un effet procyclique. La gestion fine de la conjoncture s’avéra de plus en plus être une chimère. Cela mena à un débat scientifique et politique intensif sur la nécessité et la direction d’un changement de cap dans la politique économique.

Le lauréat du prix Nobel, Paul Samuelson, serait à l’origine de la phrase, selon laquelle Dieu donna deux yeux à l’économiste: un œil pour le côté de l’offre, l’autre pour celui de la demande. Jusqu’au milieu des années 1970, l’acuité sur l’œil de la demande était excellente, mais celle sur l’œil de l’offre plutôt faible. Le Conseil d’experts, et surtout Gerhard Fels, qui devint plus tard le directeur de l’IW, ont fourni les lunettes permettant de voir clair avec chaque œil. Dans leur rapport annuel 1976 , ils esquissèrent déjà leur concept d’une politique économique axée sur l’offre, qui devrait marquer les années 1980.[7]

Cela montre qu’un ordre économique est soumis dans sa conception concrète à des changements permanents. À la lumière de conditions-cadres modifiées et de nouveaux enseignements, les principes réglementaires doivent régulièrement être remodelés.

L’Agenda 2010 en est un exemple. Les règles auparavant en vigueur dans le droit du travail et dans le droit social s’étaient révélées, même pendant les phases de la reprise économique, être des obstacles élevés pour l’accès au marché du travail. Tout au long des cycles conjoncturels, le taux de chômage ne cessa de grimper. Pour rappel : Au sommet – il y a à peine 16 ans – cinq millions de personnes étaient au chômage.

L’Agenda 2010 a augmenté la flexibilité sur le marché du travail et abaissé les barrières à son accès. La concurrence sur le marché du travail s’est ainsi globalement renforcée et pour certains probablement durcie. Mais plus de personnes que jamais ont pu participer à la vie active. En 2019, le nombre de personnes en activité dépassait de 6 millions celui de 2005. En même temps, le nombre de chômeurs a été réduit de plus de la moitié.

La reprise sur le marché du travail a également renforcé l’estime pour l’économie sociale de marché au sein de la population. Dans un récent sondage, plus de la moitié des Allemands ont une opinion favorable de notre système économique, alors qu’en 2005, cela n’était le cas que pour un quart de la population.[8] L’importance de l’emploi pour la satisfaction des gens n’est pas surprenante : l’IW attire régulièrement l’attention sur le fait que ceux qui portent le plus grand risque de pauvreté sont ceux qui sont au chômage ou en sous-emploi. À l’occasion du 10e anniversaire de l’Agenda 2010, l’Institut a conclu que la politique des réformes de l’Agenda devait être poursuivie et développée, afin que le marché du travail continue de se diriger vers le plein emploi.[9]

4 Conseil politique basé sur la science

Les réformes « Hartz » ont également joué un rôle important pour le conseil en politique économique. La recherche empirique sur les effets de ces réformes est perçue comme la percée d’une culture d’évaluation.[10] Pour un conseil politique efficace, l’empirisme est considéré depuis ce temps-là comme étant tout aussi important que son fondement théorique.[11]

John Maynard Keynes souligna jadis : « Les idées des économistes et philosophes politiques (...) sont plus puissantes qu’on ne le pense en général. Effectivement, elles gouvernent pratiquement le monde à elles seules. »[12] Mais la capacité des sciences économiques à vraiment améliorer la vie des citoyens a été de plus en plus mise en doute, notamment après la crise financière et économique. Des questions critiques ont régulièrement été adressées aux économistes quant à la contribution réelle qu’ils pourraient apporter pour expliquer et résoudre les problèmes de politique économique urgents.[13]

Le conseil politique basé sur l’évidence apporte la réponse à ce déficit perçu. Il crée de la transparence en ce qui concerne le succès probable des mesures de politique économique et les coûts que celles-ci pourraient engendrer. Il peut donc en fin de compte aider à atténuer les effets secondaires indésirables.

Dans l’ensemble, les conditions pour une politique basée sur l’évidence n’ont jamais été plus favorables qu’aujourd'hui.[14] Les méthodes économétriques sont devenues des parties intégrantes de la formation académique, et dans la recherche se sont aussi établis des nouveaux outils analytiques, comme l’apprentissage machine. De plus, la base de données est continuellement améliorée. Ainsi, le centre de recherche de la Bundesbank a lancé l’an passé des enquêtes auprès de ménages et d’entreprises afin de mieux cerner leurs attentes et évaluations concernant des données économiques importantes.[15]

Les données disponibles pourraient être utilisées encore davantage, par exemple des données granulaires issues de l’administration publique. Il ressort des expériences à long terme acquises dans des centres de données de recherche que la protection des données et leur utilisation scientifique sont tout à fait compatibles.[16]

D’autres propositions d’amélioration pour la politique basée sur l’évidence sont actuellement débattues. Ainsi, des lignes directrices méthodologiques pourraient aider à rendre les évaluations plus pertinentes et comparables. Le Réseau international de recherche bancaire (IBRN) est un pas dans cette direction. Au sein de ce réseau, les banques centrales et des organisations internationales telles que le FMI et la BRI discutent entre autres de la question de savoir comment harmoniser au niveau international des conceptions d’études empiriques.[17]

Mais même une étude élaborée selon des critères internationaux, bien fondée tant du point de vue théorique qu’empirique, ne garantit pas encore que les recommandations seront mises en œuvre. La politique est en effet en grande partie l’art du possible. Les gens doivent être persuadés et associés – également par le biais de compromis. Dans ce contexte, l’ancien président du Conseil des experts, Wolfgang Franz, donne le conseil suivant : « Les conseillers en politique économique se préviennent le mieux de frustrations en la matière en acceptant le cours des choses avec une sereine mélancolie au lieu d’intérioriser un sens de la mission marqué. »[18]

Au-delà de cela, tu appelles, cher Michael, à un minimum de modestie, afin que les scientifiques ne perdent pas leur crédibilité.[19] Et il est certainement important de connaître les limites et les déficits de ses propres analyses.

L’exemple du salaire minimum montre que le conseil en politique économique n’est pas exempt d’erreurs. Au préalable, les estimations scientifiques différaient en ce qui concerne la question de savoir à partir de quel montant le salaire minimum aurait des effets négatifs sur l’emploi. Effectivement, l’effet de l’introduction du salaire minimum de 8,50 euros en 2015 était nettement plus faible que ne l’avaient craint certains.[20] Cela ne change rien aux réserves fondamentales, comme celle que les politiques fiscale et sociale sont mieux appropriées que le salaire minimum pour atteindre des objectifs de répartition.

Pour convaincre, la modestie seule ne suffit pas, une bonne communication est également nécessaire. C'est pourquoi l’Alliance des organisations scientifiques demande que la communication publique des chercheurs soit améliorée et mieux appréciée dans les milieux académiques.[21]

Pour l’IW, la communication avec différents groupes cibles de la société est depuis toujours au cœur de son activité. Et il maîtrise bien cette tâche. Comment autrement, une étude de l’IW sur la perception et la réalité de la répartition des revenus aurait, il y a quelques années, fait la une du Financial Times ?[22]

Avec ses travaux, l’IW apporte une preuve impressionnante que le sérieux scientifique et le langage compréhensible ne s’opposent pas, que la science n’est nullement enfermée dans une tour d’ivoire et que le « travail éducatif en macroéconomie » peut réussir. C’est d’ailleurs dans ce travail éducatif que Fritz Hellwig, le premier directeur de l’IW, a vu la tâche principale de son institut.

5 Relation entre marché et État après la pandémie

Ce fut aussi Fritz Hellwig qui, en 1997, avertit : « Dans les affaires politiques quotidiennes, (…) [l’économie sociale de marché] est devenue une phrase vide à laquelle s’applique le distique de Friedrich von Schiller au sujet de la science : ‚Pour l’un elle est une déesse divine, pour l’autre une vache qui lui fournit du beurre.‘ »[23]

Rétrospectivement, il apparaît certes qu’au cours des dernières décennies la politique économique a régulièrement pu mettre l’accent sur différents points sans quitter les bases de l'économie sociale de marché. Toutefois, Lars Feld a récemment fait observer à juste titre que l’économie sociale de marché ne pouvait pas prêter son nom à tout ce qui semble souhaitable d’un point de vue politique. Il a mis en garde de ne pas se considérer comme Candide, dans l’œuvre de Voltaire, vivre dans un monde de Pangloss dans lequel tout ce qui plaît appartient à l’économie sociale de marché. Le concept ne vaudrait alors que pour des belles paroles, mais pas pour des décisions de politique économique.[24]

Mesdames, Messieurs,

Chaque époque apporte ses propres défis – tant pour la science que pour la politique. Nous vivons actuellement les immenses effets de la pandémie de coronavirus. En cette période de crise, le pilier social de notre ordre économique est particulièrement mis à contribution.

L’État aide financièrement les citoyens en ces temps difficiles, par exemple sous forme d’allocations de chômage partiel, de bonus pour enfants ou de règles plus favorables pour l’attribution des allocations de chômage. Selon une étude récente de l’Institut d’études économiques IFO et de la Commission européenne, il a ainsi été possible d’absorber environ 80 % des pertes de revenus des ménages en Allemagne.[25] Une analyse de l’IW a déjà conclu auparavant que le système de sécurité sociale avait pu, l’an passé, éviter une hausse de l’inégalité dans les revenus disponibles des ménages.[26]

Par ailleurs, l’État comble les pertes de recettes des entreprises au cours de la pandémie. Il procède à des transferts, accorde des sursis de paiement d’impôts, garantit des crédits ou participe même au capital des entreprises. Il reprend ainsi des risques qui surchargeraient l’économie privée en cette période de crise.

Notamment grâce à l’intervention résolue de la politique budgétaire, l’effondrement économique au printemps dernier n’a jusqu'à présent pas entraîné des conséquences plus graves ou même une spirale descendante. Et cela ne vaut pas uniquement pour l'Allemagne. Ainsi, le FMI estime que l’effondrement économique mondial de l’an passé aurait été trois fois plus important sans les mesures de soutien publiques.[27]

Les crises ont souvent initié ou accéléré le changement de l’économie sociale de marché. Parfois la charge était davantage sur une jambe, parfois sur l’autre. Mais il est clair : pour progresser, il faut deux fortes jambes.

Quels changements la crise économique liée à la pandémie de coronavirus entraînera-t-elle à moyen et long terme ? Cette question fait actuellement l’objet de nombreux débats. L’intérêt porte surtout sur la relation entre marché et État.

Le niveau actuellement élevé d'interventions de l'État dans l’économie est justifié en situation de crise, mais ne doit pas devenir une situation normale. Les mesures pourraient par exemple freiner le changement structurel nécessaire. Lorsque des entreprises au modèle commercial dépassé demeurent sur le marché, elles lient des facteurs de production qui peuvent être utilisés ailleurs de manière plus productive. En même temps, la crise a montré l’efficacité des solutions basées sur l’économie de marché. Pensez à la rapidité avec laquelle des entreprises se sont tournées vers la production de masques.

Mais cela ne signifie aucunement que la politique économique peut se reposer sur ses lauriers. Notre prospérité repose essentiellement sur la capacité innovatrice, les marchés ouverts et une concurrence efficace. Il est d’autant plus important de contrecarrer de manière conséquente les tendances protectionnistes. De plus, la poussée dans le domaine de la digitalisation intervenue en raison de la pandémie pourrait avoir accéléré la montée des « entreprises vedettes ». Avec le pouvoir de marché de leurs plateformes, elles pourraient augmenter leurs marges de bénéfice et rendre plus difficile l’accès au marché. La politique et les organes chargés de la lutte contre les cartels doivent y prêter une attention particulière et, le cas échéant, intervenir pour protéger la concurrence.[28]

Et il est important que l'État réduise de nouveau son influence sur l'économie lorsque la pandémie aura été surmontée. La conception du rôle de l'État ne devrait pas être modifiée par la petite porte de telle sorte qu'elle affaiblirait plutôt les forces entrepreneuriales et innovatrices dans notre économie de marché.[29]

Mais l’État peut aussi donner des impulsions pour davantage d’innovations, par exemple en promouvant la recherche et en soutenant le transfert de connaissances. Cela est illustré par exemple par le fait que des vaccins contre la SARS CoV-2 ont été développés beaucoup plus rapidement qu’initialement prévu. Ainsi, les nouveaux vaccins à ARN messager sont basés sur un mode d’action issu de la recherche fondamentale auprès d’universités publiques. Le fait d’avoir pu créer des vaccins sur cette base aussi rapidement est principalement dû à des entrepreneurs courageux. Mais l’État les a soutenus sur le plan financier et a là aussi repris une partie du risque lié au processus d’innovation.

Malheureusement, le transfert de connaissances ne fonctionne pas toujours de manière aussi efficace en Allemagne : la Commission d’experts pour la recherche et l’innovation (EFI) s’est plainte récemment que de nouvelles idées et de nouveaux enseignements issus d’universités et de centres de recherche extra-universitaires n’étaient souvent pas mis à profit.[30] L’OCDE recommande elle aussi à l'Allemagne d’améliorer les conditions d’investissement dans le capital intellectuel et de faciliter l’accès au capital-risque dans la phase avancée.[31]

Afin de surmonter les grands défis auxquels notre économie et notre société seront confrontées à l’avenir, la force innovatrice jouera un rôle particulier : la transition vers une économie climatiquement neutre, le changement démographique et la digitalisation avec ses chances et ses risques.

Je tiens beaucoup à ce que les charges dans ce cadre soient réparties de manière équitable – également entre les générations.[32] En particulier la jeune génération pourrait être à long terme défavorisée en raison de la pandémie de coronavirus, qui a considérablement entravé l’éducation de nombreux enfants et adolescents. Moins d'apprentissage peut signifier plus tard moins de revenus, et ce pendant toute une vie.[33]

L’équité intergénérationnelle inclut que nous ne laissions pas à nos enfants une montagne de dettes publiques. Pour cette raison déjà, des règles budgétaires efficaces sont importantes. En Allemagne, le frein à l’endettement a contribué à assainir les finances publiques en période de conjoncture favorable. Actuellement, le frein montre également qu’il s’avère flexible en période de crise et qu’il laisse suffisamment de marge de manœuvre budgétaire.

Au cours des dernières années, certains économistes ont changé leur opinion sur le frein à l’endettement : au regard des taux d’intérêt bas et du besoin d’investissement probablement élevé, certains économistes revendiquent des marges de manœuvre plus larges en matière d’emprunts.

Je ne partage pas les critiques parfois acerbes à l’encontre du frein à l’endettement. Celui-ci ne fait pas obstacle aux investissements tournés vers l'avenir et à la modernisation de l’État. Compte tenu des dépenses publiques structurelles, qui correspondent à environ la moitié de la performance économique et qui, abstraction faite des charges d’intérêts, atteignent dans les planifications des sommets historiques, il me semble qu’il s’agit plutôt d’une question de définition des priorités.

Cela ne signifie pas que toute adaptation des règles budgétaires devrait fondamentalement être rejetée. Il conviendrait toutefois de poursuivre les mesures de prévention pour éviter de manière fiable des taux d'endettement public élevés. Je conseille à cet égard de ne pas miser sur des taux d’intérêt éternellement bas et de ne pas surestimer les effets de croissance des actions de l'État. L’expérience nous enseigne que de telles attentes ont souvent été déçues.

Il est bien sûr important de ne pas réduire trop tôt les mesures de soutien. Compte tenu de l’incertitude persistante en ce qui concerne l’évolution de la pandémie et ses conséquences économiques, il convient d’agir avec prudence. Cependant, la crise de coronavirus ne devrait pas servir de prétexte pour se débarrasser une fois pour toutes des règles budgétaires peu appréciées par certains. Une politique budgétaire expansionniste avec des déficits élevés peut s’avérer populaire à court terme. Mais le retour à des finances publiques solides ne doit pas être renvoyé aux calendes grecques.

Cela est également important du point de vue de la politique monétaire : actuellement, les politiques monétaire et budgétaire poursuivent le même objectif. Mais cela ne durera pas. Lorsque la crise liée à la pandémie aura été surmontée, les tensions devraient réapparaître. La politique monétaire dans la zone euro a pour objectif d’assurer la stabilité des prix et devra de nouveau adopter une stratégie plus restrictive dès lors que la perspective des prix le nécessite. Tout le monde doit être conscient du fait que nous ne mettons pas la politique monétaire au service de la politique budgétaire.

Afin de réduire la probabilité de conflits entre les politiques monétaire et budgétaire, il est essentiel que les mesures de soutien budgétaires demeurent ciblées et limitées dans le temps. La situation deviendrait particulièrement critique si les charges démographiques qui ne manqueront pas de peser sur les finances publiques se heurtaient à l’avenir à une hausse des taux d’intérêt en conjonction avec un ratio de la dette publique élevé. Dès lors que la pandémie aura été surmontée, il conviendra donc de remettre les finances publiques sur des bases saines. En effet, l’Allemagne est confrontée à plus long terme à plusieurs défis budgétaires.

Premièrement, il est prévu de renforcer la lutte contre le changement climatique ainsi que la digitalisation. Deuxièmement, les dépenses pour les retraites, la santé et les soins augmentent fortement. Cela est dû aux décisions politiques, mais aussi à une société vieillissante. Troisièmement, un ratio de la dette publique moins élevé serait aussi important afin que l’État soit de nouveau bien armé face à la prochaine crise.

Somme toute, les défis auxquels nous devons faire face ne vont pas diminuer. En ce qui concerne de nombreux thèmes, il s’agit de trouver l’équilibre approprié : pour la répartition des charges entre les générations, le rôle de l’État dans l'économie et l’union entre liberté économique et équité sociale. Notre ordre économique offre la plateforme idéale pour ce faire. Les forces d’union et d’équilibre sont inscrites dans l’ADN de l’économie sociale de marché.

6 Conclusion

Mesdames, Messieurs,

L’économie sociale de marché n’avait rien d’évident, il a fallu lutter contre les oppositions. Cela ne s’est pas fait dans les « bureaux des administrations ou dans les chambres d’études des savants (…), mais sur le front de l’opinion publique », écrivit Fritz Hellwig.[34]

Et il est toujours important d’expliquer les principes de base et de les transposer de manière appropriée à notre époque. Un ordre économique n’a rien de statique, mais doit régulièrement être adapté aux nouveaux défis et aux nouvelles conditions dans les domaines de l’économie et de la société.

L’IW s’engage depuis 70 ans pour que les principes de l’économie de marché soient respectés et appréciés et que les idées libérales de l’économie sociale de marché soient largement diffusées. Cette mission n’a rien perdu de son importance au cours des décennies. Je suis persuadé que l’IW continuera – aves ses analyses fondées et ses messages clairs – de se faire entendre dans le débat sur la voie à suivre par notre ordre économique. Meilleurs vœux, et beaucoup de succès pour l’avenir !


Notes de bas de page:

  1. Gräfin Dönhoff, M. (1999), Deutschland, deine Kanzler. Die Geschichte der Bundesrepublik 1949-1999, éditions Goldmann, Munich.
  2. Hellwig, F., Über die Aufgaben des Deutschen Industrieinstituts, discours du 9 août 1951.
  3. Weidmann, J., Défis des politiques monétaire et économique, discours du 2 mai 2019.
  4. Eucken, W. (1948), Das ordnungspolitische Problem, dans : ORDO – Jahrbuch für die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft, tome 1.
  5. Institut der deutschen Wirtschaft Köln (éditeur), Agenda 20D, Wege zu mehr Wachstum und Verteilungseffizienz, juillet 2009, avant-propos.
  6. Müller-Armack, A. (1956/1976), Soziale Marktwirtschaft, dans : Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik. Studien und Konzepte zur Sozialen Marktwirtschaft und zur Europäischen Integration, p. 243–249.
  7. Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung (1976), Zeit zum Investieren, Rapport annuel 1976/77.
  8. Institut für Demoskopie Allensbach (2021), Soziale Marktwirtschaft – Bewährungsprobe in der Krise, https://www.insm.de/fileadmin/insm-dms/text/publikationen/Allensbach_Umfrage_2021/12031_Soziale_Marktwirtschaft_Studienbericht_29032021_1_.pdf
  9. Institut der deutschen Wirtschaft, Zehn Jahre Agenda 2010 – Eine empirische Bestandsaufnahme ihrer Wirkungen, IW policy paper 7/2013.
  10. Schmidt, C. (2019), Geht doch: Zur Evaluation großer Reformpakete am Beispiel der Arbeitsmarktpolitik, dans : Buch, C. M. et R. T. Riphahn, Evaluierung von Finanzmarktreformen – Lehren aus den Politikfeldern Arbeitsmarkt, Gesundheit und Familie, forum Leopoldina n°1. Nationale Akademie der Wissenschaften Leopoldina, Halle (Saale).
  11. Burda, M., M. Schnitzer, B. Fitzenberger et C. Schmidt (2014), Evidenzbasierte Wirtschaftspolitik – Thesenpapier zur Kerntagung des Vereins für Socialpolitik in Hamburg.
  12. Keynes, J. M. (1936), Die allgemeine Theorie der Beschäftigung, des Zinses und des Geldes, Duncker & Humblot, Munich/Leipzig.
  13. Hernando, M. G., H. Pautz et D. Stone (2018), Think tanks in ‘hard times’ – the Global Financial Crisis and economic advice, Policy and Society, vol. 37, p. 125-139.
  14. Buch, C. M., K. Patzwaldt, R. T. Riphahn et E. Vogel (2019), Verstehen – Entwickeln – Testen – Verbessern: Rahmenbedingungen für evidenzbasierte Politik, BW Wirtschaftsdienst, vol. 99, p. 106-112.
  15. Deutsche Bundesbank, Zur Bedeutung von Erwartungsbefragungen für die Deutsche Bundesbank, Rapport mensuel, décembre 2019, p. 55-74; Deutsche Bundesbank, Einschätzungen und Erwartungen von Unternehmen in der Pandemie: Erkenntnisse aus dem Bundesbank-Online-Panel-Firmen, Rapport mensuel, avril 2021, p. 35-60.
  16. Le centre de données de recherche et de services de la Bundesbank offre lui aussi à des chercheurs internes et externes un accès à certaines micro-données de haute qualité – avec des exigences et précautions correspondantes, y compris en matière de protection des données.
  17. Buch, C., Evidenzbasierte Wirtschaftspolitik, 8. Konferenz für Sozial- und Wirtschaftsdaten, discours du 2 mars 2020.
  18. O. V., Es braucht eine neue Wende – Die Ökonomen Heiner Flassbeck und Michael Hüther streiten über das Verhältnis von Wissenschaft und Politik und den Weg aus der Krise, Die ZEIT, 21 février 2013.
  19. Mindestlohnkommission (2020), Dritter Bericht zu den Auswirkungen des gesetzlichen Mindestlohns.
  20. Allianz der Wissenschaftsorganisationen (2020), 10-Punkte-Plan zur Wissenschaftskommunikation.
  21. Wagstyl, S., Europe pessimistic on income equality but Americans still cling to the dream, Financial Times, 17 août 2014.
  22. Hellwig, F.,
  23. Feld, L. P., Die Modernität der Sozialen Marktwirtschaft, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 avril 2021.
  24. Christl, M., S. De Poli, T. Hufkens, A. Peichl et M. Ricci (2021), The Role of Short-Time Work and Discretionary Policy Measures in Mitigating the Effects of the COVID-19 Crisis in Germany, CESifo Working Paper No. 9072.
  25. Beznoska, M., J. Niehues et M. Stockhausen, Stabil durch die Krise?
  26. Fond Monétaire International, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2021.
  27. Weidmann, J., Ordnungspolitik im digitalen Zeitalter, discours du 30 janvier 2020.
  28. Weidmann, J., Der geforderte Staat, discours du 2 septembre 2020.
  29. Expertenkommission Forschung und Innovation (EFI), Jahresgutachten zu Forschung, Innovation und technologischer Leistungsfähigkeit Deutschlands 2021.
  30. OECD, Going for Growth 2021, Country Note Germany, https://www.oecd.org/economy/growth/Germany-country-note-going-for-growth-2021.pdf
  31. Weidmann, J., Will COVID-19 increase economic inequality?, discours du 29 avril 2021.
  32. Ainsi, la Banque mondiale estime qu'une perte d'une demi-année d'éducation scolaire pourrait réduire de 5 pour cent en moyenne le revenu de vie attendu des élèves concernés.
  33. Hellwig, F. (1997), op. cit.