L'économie et la politique monétaire en voie de sortir du mode de crise ? Discours à l’occasion du Frankfurt Euro Finance Summit

1 Introduction

Cher Monsieur Scholz,
Mesdames, Messieurs,

« En tant que phénomène sociétal, une épidémie revêt une forme dramaturgique », écrivit l’historien des sciences américain Charles Rosenberg il y a plus de 30 ans au sujet des épidémies en général. Selon Rosenberg, elles débutent à un moment donné, suivent une trame d’action avec un suspense croissant, aboutissent à une crise individuelle et collective, pour enfin se diriger vers une conclusion.[1]

Après la grande souffrance humaine causée par la pandémie de COVID-19, nous espérons tous que ce drame touche bientôt à sa fin. La conférence d’aujourd’hui porte à juste titre son regard sur l’après-COVID, même si nous ne savons pas encore clairement quand cette période débutera.

Je voudrais m’exprimer à propos du moment où l'économie allemande pourrait sortir de la crise et parler de l’évolution de l’inflation et du rôle que devrait jouer la politique monétaire dans un éventuel acte final.

2 Prévisions sur l’évolution de la conjoncture et de l’inflation en Allemagne 

Les activités économiques en Allemagne sont toujours marquées par la pandémie. Depuis plus d’un an, les vagues d’infection et les mesures de protection sont les principaux vecteurs des fortes fluctuations de l’activité économique. Tous les secteurs ne sont cependant pas touchés avec la même intensité. En effet, les changements de comportement volontaires et les restrictions ordonnées ont surtout affecté les secteurs des services marqués par des contacts humains importants.

En revanche, l’industrie a par exemple pu déjà se remettre sensiblement du premier choc. Elle profite notamment de la reprise vigoureuse de la demande extérieure. Dans l’ensemble, la performance de l’économie allemande a encore fortement chuté au premier trimestre de cette année, en raison du fait que les restaurants, les hôtels, les institutions culturelles et de nombreux commerces ont dû fermer.

Entre-temps, les restrictions ont déjà été sensiblement allégées. De nouveaux revers sont certes toujours possibles, et les scientifiques mettent en garde contre la prochaine vague d’infection. Les progrès en matière de vaccination permettent toutefois de prévoir que la pandémie sera durablement repoussée et que dans le courant des premiers mois de 2022 toutes les mesures d’endiguement notables pourront être levées.

C’est ce qu’anticipent les experts en conjoncture de la Bundesbank dans leurs prévisions actuelles.[2] Si les mesures de protection continuent d’être allégés promptement, l’économie allemande pourrait rapidement se rétablir et retrouver son niveau d’avant-crise cet été déjà. Ce serait un semestre plus tôt que prévu en décembre 2020. Dans le courant de l’année 2021, l’économie allemande pourrait alors croître de près de 4 %, et l’année prochaine même de 5 % environ.

Cette forte reprise est surtout poussée par la consommation des ménages. En effet, si par exemple le secteur de l’hôtellerie et de la restauration ou les infrastructures de loisirs ouvrent petit à petit, des possibilités de consommer jusqu’alors fermées se présentent de nouveau.

À cela s’ajoute le fait que précisément en raison des restrictions dues à la pandémie, les ménages ont encore épargné davantage: selon nos estimations, quelque 200 milliards d’euro cette année et l’an passé. Une enquête menée par la Bundesbank indique que la grande majorité des consommateurs veut dépenser cette épargne souvent involontaire du moins en partie pour acheter des services ou des biens.

C’est pourquoi la prévision se base sur la supposition qu’environ un quart de l’épargne supplémentaire due à la pandémie sera consacrée à la consommation dans les deux prochaines années[3] Ainsi, les secteurs malmenés des services devraient rattraper l’industrie, et la reprise de l'économie allemande devrait se rééquilibrer. Au total, les capacités de l’économie allemande devraient atteindre un taux d’utilisation au-dessus de la moyenne dès le début 2022.

Beaucoup de personnes s’inquiètent que la reprise économique pourrait marquer un retour de l’inflation. Je prends cette crainte très au sérieux. Mais les risques d’inflation ne devraient pas être surévalués dans la discussion – tout comme j’ai considéré comme peu utile le débat parfois exagéré sur la déflation dans les années avant la pandémie.

En effet, le taux d’inflation a fait un bond en Allemagne au début de l’année. Et nos experts prévoient qu’il continuera de progresser au cours des prochains mois. Les taux d'inflation – mesurés par rapport à l’indice des prix à la consommation harmonisé – pourraient même atteindre autour de 4 % à la fin de l’année.

Cela affaiblit le pouvoir d’achat des ménages. Mais celui-ci était l’an passé plus élevé en raison de la baisse temporaire du taux de TVA. Et la hausse du taux de renchérissement est également imputable à d’autres facteurs particuliers: le paquet climat, une hausse des prix du pétrole brut et des produits alimentaires ainsi qu’un effet statistique exceptionnel en ce qui concerne les voyages à forfait. Toutefois, ces facteurs n’occasionnent qu’une hausse passagère du taux d'inflation.

Il est possible que des déséquilibres entre l’offre et la demande puissent s’ajouter à court terme lorsque tous les secteurs de l’économie seront de nouveau ouverts. Cela peut par exemple s’observer dans l’industrie. Elle s’est rétablie plus rapidement que prévu à l’échelle mondiale, ce qui a entraîné des pénuries dans de nombreux domaines et restreint maintenant la production. Les prix des matières premières et les coûts de transport ont fortement augmenté et le renchérissement se répercute déjà très sensiblement dans les prix à la production pour les services intermédiaires. Cette pression sur les prix devrait aussi se transmettre aux prix à la consommation, cependant sous une forme atténuée et avec un certain décalage. Par ailleurs, les biens industriels ne correspondent qu’à environ un quart du panier de la ménagère.

Pour certains services, une demande temporairement accrue pourrait également être confrontée à une offre limitée au moment où la consommation reprendra. La question de l’étendue et de la nature de la consommation que les ménages voudront rattraper  demeure toutefois en suspens. Et il n’est pas sûr que les entreprises profiteront de toutes leurs marges de manœuvre pour augmenter leurs prix.

De toute manière, les effets de rattrapage n’alimenteraient pas durablement la hausse des prix. Un taux d'inflation surélevé persistant nécessiterait surtout des effets de second tour – sous forme d’une croissance nettement plus forte des salaires ou des anticipations d'inflation sensiblement augmentées. Mais cela n’est pas le cas pour le moment. C’est pourquoi nos experts prévoient pour les prochaines années de nouveau des taux d’inflation inférieurs à 2 %. Mais dans cette perspective, les risques à la hausse dominent.

3 Perspectives en matière de prix dans la zone euro

En ce qui concerne les prix dans la zone euro, les experts de l’Eurosystème voient une évolution similaire : au cours des prochains mois, le taux d'inflation pourrait dépasser les 2 %, puis descendre en moyenne en 2022 à 1,5 % et à 1,4 % en 2023.[4] Dans ce contexte, la courbe plate anticipée pour les deux prochaines années cache le fait que la reprise de l’économie renforce progressivement la hausse des prix sous-jacente. La raison est que ce phénomène est plus que compensé par une faible évolution des prix de l’énergie, sachant que le pronostic est basé sur l’hypothèse technique que les cotations du pétrole brut évolueront à la baisse, comme l’indiquent actuellement les prix à terme.

À mon sens, les risques autour des perspectives de prix se sont décalés. La pandémie pourrait certes se renforcer de nouveau, par exemple si des variants plus dangereux se répandaient. Mais avec les progrès rapides en matière de vaccination, cette incertitude a nettement diminué. Et les craintes que la zone euro pourrait glisser dans une déflation se sont dispersées.

Je perçois plutôt également pour la zone euro une prédominance des risques à la hausse en ce qui concerne l’évolution des prix. Le taux de renchérissement serait par exemple plus élevé si le prix du pétrole se maintenait à son niveau actuel ou s’il augmentait même – dans le contexte de la reprise mondiale – encore davantage. De plus, la politique pourrait prendre des mesures supplémentaires en matière de protection du climat et ainsi augmenter les prix de l’énergie.

Les banques centrales ne devraient précisément pas se contenter de porter leur regard sur des risques de déflation éventuels, nous devons rester vigilants dans les deux sens.

L’inflation n’est pas morte. Et le fait que des donnés pour mort peuvent encore être parmi nous est bien connu de la biologie : récemment, la découverte d’une tortue géante sur les îles Galápagos, dont l’espèce était considérée comme étant éteinte depuis plus d’un siècle, a été scientifiquement confirmée.[5] Pour Claudio Borio, économiste en chef de la Banque des Règlements internationaux, l’inflation est plutôt en hibernation. Il peut concevoir que l’hiver est certes long, mais que l’inflation se réveille sous certaines conditions et devienne un problème.[6]

4 Politique monétaire

La politique monétaire dans la zone euro vise la stabilité des prix à moyen terme. C’est pour cela qu’elle portera son regard au-delà de la hausse temporaire du taux d’inflation pronostiqué pour le second semestre. Compte tenu des perspectives d’inflation à moyen terme, la politique monétaire restera dans l’ensemble accommodante. Il convient toutefois de différencier cette orientation générale des mesures de crise de l’Eurosystème, parmi lesquelles figure notamment le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP).

J’ai déjà expliqué lors de notre conférence de l’an dernier les risques liés à l’achat de titres souverains ainsi que la flexibilité du PEPP.[7] 

Par précaution, le Conseil des gouverneurs de la BCE a considérablement augmenté en décembre 2020 le volume maximal d’achats de titres dans le cadre du PEPP et, en même temps, prolongé la période des achats nets au moins jusqu’à la fin mars 2022.

Depuis, le Conseil des gouverneurs de la BCE lie les achats dans le cadre du PEPP explicitement au maintien de conditions de financement favorables pour le secteur non financier. Des conditions de financement favorables offrent au PEPP une orientation, afin qu’il puisse contrecarrer la pression baissière exercée par la pandémie sur l’évolution projetée de l’inflation.

À cette fin, le Conseil des gouverneurs porte son regard sur les conditions de financement pour l’ensemble des secteurs non financiers, c’est-à-dire pour les entreprises, les ménages et l’État. Et il observe différents niveaux du processus de transmission de la politique monétaire sur l'économie.

Au-delà du regard sur différents indicateurs, il est également important d’analyser les raisons qui ont conduit à un changement des indicateurs. En effet, il ne s’agit pas de figer un certain niveau des taux d'intérêt au moyen de la politique monétaire. Il s’agit uniquement d’empêcher que l’environnement de financement se dégrade prématurément et freine ainsi la reprise de l’économie et hypothèque les prévisions en matière d’inflation.

La question des raisons du changement des indicateurs est particulièrement importante, surtout dans la situation actuelle. Ainsi, les rendements nominaux des titres souverains ont augmenté depuis le début de l’année. Cela est cependant dû en grande partie aux anticipations d'inflation qui s’approchent de notre objectif. Dans cette mesure, la hausse des rendements des titres souverains est également un signe que notre politique monétaire porte ses fruits. Par ailleurs, des perspectives économiques améliorées vont en général de pair avec des taux d’intérêt réels plus élevés.

Les conditions de financement doivent par conséquent toujours être évaluées en relation avec l’évolution économique. Effectivement, elles demeurent – somme toute – favorables.

Grâce aux progrès en matière de vaccination, l'économie se trouve maintenant, également dans la zone euro, sur le chemin du rétablissement. Cela a aussi des implications pour le PEPP. En effet, le programme est clairement lié à la pandémie et devra être terminé dès que la situation d’urgence sera surmontée. J’ai déjà insisté sur ce point dès l’introduction du PEPP. À l’époque, en mars 2020, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a parfaitement exprimé ce point : « Les périodes exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles », a-t-elle déclaré.[8] Mais quand la situation d’urgence sera-t-elle terminée pour la politique monétaire ?

Il appartient finalement au Conseil des gouverneurs de la BCE de répondre à cette question clé. À mon avis, deux conditions doivent être remplies pour entièrement mettre fin aux achats nets dans le cadre du PEPP.

Tout d’abord, toutes les mesures notables visant à endiguer la pandémie et qui freinent la vie économique doivent être supprimées. Cela serait un signe que la pandémie a suffisamment été repoussée ou que la crise sanitaire a plus ou moins été surmontée. À cela s’ajoute le fait que lorsque les restrictions liées à la pandémie auront été levées, elles ne pourront plus exercer une pression baissière sur la hausse des prix.

Ensuite, la reprise économique devrait être stable. En effet, l’économie dans la zone euro devra alors maintenir le cap sans le soutien des mesures d’urgence en matière de politique monétaire.

Cela ne signifie naturellement pas que la politique monétaire et la politique budgétaire ne soutiennent plus l’évolution de l’économie et des prix. Mais les mesures directement liées à la pandémie devraient alors être réduites dans les deux domaines politiques. Conformément aux prévisions actuelles, la performance économique dans la zone euro dépasserait son niveau d’avant-crise déjà au premier trimestre 2022. Et les prévisions suggèrent que la sous-utilisation des capacités macroéconomiques dans la zone euro ne serait plus exceptionnelle l’an prochain. De mon point de vue, ce ne serait plus une année de crise, dans la mesure où les prévisions concernant l’évolution de la pandémie et les attentes liées à ses effets économiques se confirment pour l’essentiel.

En raison de l’incertitude persistante, nous ne pouvons pas fixer la sortie du mode de crise de la politique monétaire loin en avance. Mais afin de ne pas devoir abruptement terminer le PEPP, les achats nets pourraient être réduits préalablement et progressivement. Cela apportera une réponse à la question de savoir si le volume total du PEPP sera finalement entièrement utilisé. Il était en tout cas approprié que le Conseil des gouverneurs de la BCE ne se soit pas fixé en ce qui concerne cette question – que ce soit dans ce sens ou dans l’autre.

5 Conclusion

Mesdames, Messieurs,

Selon Charles Rosenberg, les épidémies se terminent en général sans bruit, et non pas avec un coup de théâtre.[9] La fréquence des cas ne diminuerait que progressivement – un scénario banal, mais inévitable pour un dernier acte. Il est d’autant plus important que nous discutions des conditions sous lesquelles la politique monétaire peut considérer que la situation d’urgence est terminée. Nous ne devrions pas attendre un coup de théâtre.

Je vous remercie de votre attention !
 

Notes de bas de page:

  1. Rosenberg, C. E. (1989), What Is an Epidemic? AIDS in Historical Perspective, Daedalus, vol. 118, p. 1-17.
  2. Deutsche Bundesbank, Perspektiven der deutschen Wirtschaft für die Jahre 2021 bis 2023, rapport mensuel, juin 2021, p. 15-39.
  3. Deutsche Bundesbank, Zu den Sparmotiven privater Haushalte während der Pandemie und ihren Implikationen für die Projektion, Rapport mensuel, juin 2021, p. 25-28.
  4. Banque centrale européenne, projections macroéconomiques pour la zone établies par les services de l'Eurosystème, juin 2021.
  5. O. V., Riesenschildkröte einer ausgestorben geglaubten Art entdeckt, Zeit Online, 27 mai 2021, https://www.zeit.de/wissen/umwelt/2021-05/riesenschildkroete-galapagos-inseln-artenschutz-ausgestorben
  6. Borio, C. (2021), Is inflation dead or hibernating?, SUERF Policy Briefs, n° 41
  7. Weidmann, J., The current crisis and the challenges it poses for economic and monetary policy, discours du 22 juin 2020.
  8. Lagarde, C., Tweet du 19 mars 2020, https://twitter.com/Lagarde
  9. Rosenberg, C. E. (1989), à l’endroit indiqué.