Discours à l’occasion de la réception donnée par la Deutsche Bundesbank

1 Paroles de bienvenue

Mesdames, Messieurs,
Chers collègues,

Il y a 131 ans, jour pour jour, que le pharmacien américain John Pemberton a publié dans le quotidien « Atlanta Journal » une annonce pour un nouveau médicament qu’il avait développé pour se guérir lui-même d’un malaise persistant.

Pendant la guerre de sécession américaine, la morphine était le premier choix pour calmer les douleurs. Elle fut également administrée à John Pemberton pour atténuer ses douleurs dues à une blessure à l’épaule. Comme beaucoup d’autres, il avait le problème qu’après avoir commencé à la prendre, il ne pouvait plus s’en passer.

Il s’est donc mis à développer un analgésique dépourvu d’opiacés pour pouvoir s’en sevrer. Son but fut atteint en 1886 : Pemberton écoula le nouveau médicament dans sa pharmacie et posta l’annonce que je viens de mentionner.

L’homme d’affaires Asa Griggs Candler l’essaya – et vit dans ce produit davantage qu’un médicament. Il le commercialisa sous forme de boisson rafraîchissante. Le nom du produit : coca-cola.

Aujourd’hui, cette boisson a la réputation d’une véritable arme universelle. Ainsi, le coca-cola serait non seulement un excellent moyen de se rafraîchir, mais serait aussi utilisable en tant que détachant, produit dégrippant et engrais.

Actuellement, le coca et la politique monétaire semblent avoir en commun cette réputation d’arme universelle. Outre sa tâche propre, à savoir assurer la stabilité des prix, certains sont d’avis que la politique monétaire devrait renforcer la croissance, réduire le taux de chômage, sauvegarder le système financier et garantir aux citoyens des intérêts confortables.

2 Politique monétaire

Il semblerait que la politique monétaire et le coca ne se ressemblent pas uniquement dans leur réputation d’armes universelles, mais aussi en ce qui concerne l’effet – stimulateur – qu’ils devraient produire selon les vœux de nombreuses personnes. Cet effet apparaît de plus en plus clairement au niveau des données conjoncturelles pour la zone euro.

Avec un taux de 9,5 %, le chômage est au plus bas depuis huit ans. L’économie a progressé de 0,5 % au premier trimestre et est en croissance pour la 15e fois consécutive. Pour l’ensemble de l’année, les pronostics de début mars établis par les économistes de la BCE prévoient une croissance de 1,8 %, et les indicateurs actuels laissent supposer que cette croissance pourra effectivement être atteinte.

Le taux d’inflation est lui aussi exactement au niveau où le Conseil des gouverneurs de la BCE souhaite qu’il soit : avec 1,9 %, il se situe légèrement en dessous de 2 %. Toutefois, la récente hausse des prix est principalement imputable à la forte augmentation des prix de l’énergie. Finalement, il s’agit là d’un effet de base. La fin de cet effet de base aura pour conséquence que le taux d’inflation baissera de nouveau au plus tard durant le second semestre de l’année.

En effet, même si la conjoncture dans la zone euro se renforce de plus en plus, l’évolution des prix, hormis les prix de l’énergie qui sont traditionnellement soumis à d’importantes fluctuations, est toujours relativement faible. Au cours des derniers mois, elle se situait à environ 1 %, donc encore à un niveau bien au-dessous de celui que le Conseil des gouverneurs de la BCE s’est fixé pour objectif.

Le fait que la pression intérieure sur les prix demeure relativement faible est dû à une série de facteurs, notamment celui que les effets de la crise se ressentent encore dans de nombreux pays.

Dans ce contexte je ne pense pas uniquement à la situation que les banques dans certains pays de la zone euro souffrent toujours de stocks de créances douteuses très élevés. De telles créances freinent en soi la capacité des banques à aider des entreprises jeunes et dynamiques qui viennent juste de faire leur entrée sur le marché en leur accordant des crédits. C’est ici que se venge le fait que les bilans des banques n’ont pas été assainis plus rapidement et de manière plus approfondie.

Dans de nombreux pays de la zone euro, des entreprises et des ménages essayent eux aussi toujours de diminuer leur endettement parfois élevé. Cela se traduit également par le fait que dans la zone euro, l’épargne est actuellement supérieure à l’investissement.

Certains pays en crise ont réussi durant ce processus à renforcer leur compétitivité et à transformer leurs déficits en compte courant en excédents. Mais une amélioration de la compétitivité-prix par le biais d’une modération salariale freine bien sûr la pression intérieure sur les prix.

Les efforts d’économies des pouvoirs publics peuvent eux aussi alléger la pression sur les prix. Du moins théoriquement, car ces efforts ont nettement ralenti depuis 2013. En d’autres termes : la plupart des pays de la zone euro sont actuellement bien éloignés d’une politique d’austérité marquée.

Tout compte fait, les pays de la zone euro ont, au total, économisé environ 1.000 milliards d’euros en intérêts, si on se base sur le niveau des taux d’intérêt de 2007. Ce sont en particulier des grands pays membres, à savoir la France, l’Italie et l’Espagne, qui ont entièrement dépensé ces économies au lieu de les utiliser pour rembourser leurs dettes.

Dans ce contexte, il est certainement louable que le nouveau président français se soit clairement prononcé en faveur du respect des règles budgétaires et ait annoncé sa volonté de renforcer la croissance de la France au moyen de réformes économiques supplémentaires. Une France économiquement forte profite en fin de compte à toute la zone monétaire.

Compte tenu de la faible pression sur les prix, une politique monétaire expansionniste demeure en principe appropriée. Mais en raison de la reprise économique persistante et d’un taux d’inflation proche de 2 % prédit par tous les pronostics, il est tout à fait pertinent de poser la question quand le Conseil des gouverneurs de la BCE devrait envisager un retour à la normale en matière de politique monétaire.

On peut également avoir des avis divergents quant au degré d’expansion approprié de la politique monétaire. Cela vaut d’autant plus que cette orientation très expansionniste de la politique monétaire est surtout atteinte par le recours à des instruments non conventionnels.

Vous savez tous que – dans ce contexte – je vois en particulier l’achat massif de titres d’emprunt d'Etat d’un œil critique. Dans une union monétaire, de tels achats sont particulièrement délicats parce qu’ils suppriment la limite extrêmement importante entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Entre temps, les banques centrales sont devenues les plus grands créanciers des États. Cela peut finalement avoir pour conséquence qu’une pression politique est exercée sur l’Eurosystème dans le but de maintenir la politique monétaire très expansionniste plus longtemps que cela ne serait approprié pour assurer la stabilité des prix, car des changements dans la politique monétaire ont dans le cas d’achats de titres un effet beaucoup plus direct sur les coûts de financement des États que des adaptations du taux directeur. Cela est également problématique dans le contexte de l’effet disciplinant des marchés financiers sur les budgets des États.

Je considère pour cette raison les achats de titres d’emprunt d’État comme un pur instrument d’urgence, notamment pour éviter une déflation. Or, j’ai déjà estimé dans le passé que les craintes de déflation étaient exagérées. Elles ont encore davantage perdu en importance aujourd’hui.

En ce qui concerne l’orientation de la politique monétaire, il est également indéniable que les taux d’intérêt bas et la politique monétaire non conventionnelle peuvent augmenter l’appétit pour le risque dans certains secteurs des marchés financiers ou sur le marché de l’immobilier.

Pour le moment, je ne vois cependant pas de signe précurseur d’une hausse excessive des prix de l’immobilier dans l’ensemble de la zone euro. Mais il existe toutefois un risque de surchauffe sur certains marchés nationaux. Les autorités en charge de la stabilité financière de ces pays membres de la zone euro – dont l’Irlande, les Pays-Bas et aussi la Finlande – ont par conséquent pris des mesures macroprudentielles pour enrayer le risque de bulles sur leurs marchés du logement.

Des risques pour la stabilité du système financier apparaissent lorsque les prix de l’immobilier grimpent surtout en raison d’un octroi de crédits excessif et lorsque les banques assouplissent leurs critères d’octroi.

Mais l’Allemagne ne présente actuellement pas de tels signes. Au contraire : selon le Bank Lending Survey, les critères d’octroi de crédits immobiliers sont actuellement nettement plus sévères que dans la moyenne des dernières années.

Donc même si nous ne constatons pas aujourd’hui en Allemagne de bulle immobilière qui pourrait menacer la stabilité financière, les moyens dernièrement mis à disposition par le législateur sont importants. Les pompiers ont besoin d’un camion incendie bien garni. Mais les réglementations en matière de protection, qui doivent empêcher qu’un incendie ne se déclare, sont tout aussi importantes, et c’est bien de cela qu’il s’agit, de prévention.

Si beaucoup de propriétaires financent leur maison avec un faible apport personnel ou pas de fonds propres du tout, la limite d’avance autorisée qui vient d’être introduite pourrait être appliquée.

Mais un plafond lié aux revenus disponibles, tel qu’il existe déjà dans six pays de la zone euro (p. ex. en Irlande, en Estonie ou à Chypre), pourrait être utile pour empêcher de manière fiable, dans le cas des cas, des crises immobilières systémiques.

C’est ce que dit par ailleurs également le Fonds monétaire international, qui critique en outre à juste titre le fait que malgré la nouvelle réglementation, persistent de grandes lacunes de données, qui empêchent une transposition efficace des instruments macroprudentiels.

Mais une chose est claire à mon avis : la prochaine crise financière ne viendra pas forcément du marché immobilier. Celle-ci sera peut-être provoquée par une des nombreuses cyberattaques, qui paralysera pendant un certain temps les activités d’une banque importante et déstabilisera ainsi le système financier.

Les événements autour de l’attaque WannaCry perpétrée il y environ deux semaines ont montré à quel point il était important de se concentrer encore davantage qu’à présent sur les dangers potentiels en rapport avec la cybercriminalité. Et pour cette raison nous avons bien fait de placer le thème de la cybersécurité sur l’agenda des réunions dans le cadre de la présidence allemande du G20.

3 L’architecture de la zone euro

Mesdames, Messieurs, la reprise économique robuste dans la zone euro ne devrait pas nous empêcher de voir que l’Union monétaire est toujours vulnérable.

En effet, des éléments de responsabilité commune, tels le Mécanisme européen de stabilité (MES), ont été introduits suite aux crises afin de protéger la stabilité du système financier. Cela a certainement empêché que la crise ne dégénère. Mais dans une union monétaire avec une politique monétaire centralisée et une politique budgétaire décentralisée, une responsabilité commune recèle également des risques d’incitations erronées.

Il existe un risque concret qu’une responsabilité commune ne renforce encore l'incitation à l'endettement des pays de la zone euro. Donc si le niveau national agit et que la responsabilité est reportée au niveau européen, l’Union monétaire ne trouve pas d’appui durable, mais peut glisser parce que des décideurs politiques comptent sur la protection par le niveau européen. Dans ce cas, des investisseurs ne tiennent pas non plus compte de manière appropriée des risques éventuels dans le calcul de leurs intérêts. Les marchés des capitaux ne remplissent donc pas suffisamment leur fonction disciplinante. Nous avons vécu quelque chose de similaire en amont de la crise financière. Les créanciers des grandes banques étaient convaincus qu’en cas de doute, ils seraient sauvés en raison de leur importance pour le système financier.

Le débat au sujet de l’architecture de la zone euro a de nouveau repris de l’élan, ce qui est urgent du point de vue d’un banquier central. Les propositions actuelles visent surtout à une intégration budgétaire approfondie, par exemple par un propre budget pour la zone euro, géré par un propre ministre des Finances et contrôlé par un parlement de la zone euro.

L’Union monétaire ressemblerait alors davantage à d’autres unions monétaires fédérales, comme celle des États-Unis d’Amérique. Mais aux États-Unis, il existe certes un propre budget pour le niveau communautaire, qui est également contrôlé par ce niveau fédéral, mais les différents États membres sont financièrement autonomes. Ainsi, lors de la crise financière, les instances fédérales n’ont pas aidé les États membres en difficulté de paiement – pas même lorsqu’une demande d’aide leur a été adressée –, comme ce fut le cas de la Californie. La Réserve fédérale américaine n’a pas non plus acheté de titres d’États membres.  

Un approfondissement ne peut rendre l’Union monétaire plus stable que si chaque niveau est responsable soi-même de ses engagements. Ce n’est que dans ce cas que diminuera la pression sur l’Eurosystème d’intervenir toujours en tant que pompier, ce qui peut précisément la mettre en conflit avec les limites de son mandat et son indépendance. Et ce n’est que dans ce cas que les marchés financiers remplissent leur tâche de tenir dûment compte des risques liés à l’octroi de crédits.

La question primordiale est la suivante : comment peut-on maintenir le soutien par les fonds de sauvetage sans décharger les créanciers privés de leur responsabilité ?

Une proposition de la Bundesbank prévoit par exemple de modifier les conditions d’emprunt des titres d’emprunt d’État dans la zone euro de manière à ce qu’une prolongation automatique de l’échéance de trois ans entre en vigueur pour tous les emprunts dès qu’un État demande un programme MES. Ce sont donc des déficits courants qui sont financés, mais aucun ancien créancier d’emprunts venant à maturité n’est payé.

Cela permettrait non seulement de maintenir les incitations pour les créanciers privés à accorder des crédits avec minutie, mais aussi de sensiblement réduire le besoin de financement d’un programme MES, ce qui élargirait aussi considérablement l’ampleur du programme. Si nous avions déjà disposé en 2011 d’une prolongation automatique de l’échéance, le Portugal n’aurait eu besoin – au lieu des 76 milliards d’euros de crédits d’aide reçus au total – que d’environ 43 milliards d’euros pour couvrir l’ensemble de ses déficits budgétaires jusqu’en 2014.

Cette solution contribue également à résoudre un autre problème auquel le MES est actuellement confronté : les dispositions du MES prévoient qu’une aide ne peut être versée qu’aux pays en situation d’illiquidité passagère, mais pas à des pays en situation d’insolvabilité. Il est toutefois très difficile d’évaluer dans une situation d’urgence si un État est finalement en situation d’illiquidité passagère ou réellement insolvable. La prolongation automatique de l’échéance permet dans ce cas de gagner du temps, parce que les emprunts de créanciers privés peuvent encore être restructurés ultérieurement et que les pays qui accordent leur aide ne sont pas seuls à subir des pertes.

Le système financier doit bien sûr être capable de supporter une restructuration de la dette. Autrement, cela n’apporterait pas grand-chose. Étant donné qu’en raison d’un traitement privilégié des banques en matière de réglementation, celles-ci peuvent acquérir des titres d’emprunt d'État en quantité quasi illimitée et qu’elles ne sont pas non plus contraintes de les garantir par des fonds propres, elles sont particulièrement vulnérables en cas de restructuration d’une dette. Cela doit changer.

Les banques ne peuvent supporter la restructuration de dettes publiques que si elles couvrent les titres d’emprunt d'État avec suffisamment de fonds propres et que des engagements individuels sont limités quant à leur montant. Et ce n’est que dans ce cas qu’il devrait effectivement y avoir la volonté politique nécessaire pour changer cette situation. Le fait est que les titres d’emprunt d'Etat ne sont pas exempts de risques et il conviendrait d’en tenir compte enfin dans la réglementation bancaire.

Le ministère fédéral des Finances a soumis des propositions similaires, parmi lesquelles figurent par ailleurs des considérations visant à renforcer le rôle du MES dans le cadre de la surveillance budgétaire. En effet, contrairement à la Commission européenne, le MES n’est pas soumis au conflit d'intérêt d’être à la fois acteur politique et gardien des accords.

Ces modifications sont à mon avis nécessaires pour rendre l’Union monétaire plus robuste, et ce indépendamment de la question de savoir si l’on renforce les engagements financiers communs au niveau européen.

Plus les chocs économiques sont répartis uniformément sur l’ensemble de la zone monétaire, plus faible est le danger que le fossé se creuse au sein d’une union monétaire. Un budget commun pourrait contribuer à partiellement absorber des chocs qui touchent des États individuels et ainsi davantage synchroniser l’évolution économique dans les différents pays.

Mais cet effet n’est pas si important que certains le souhaiteraient peut-être. Ainsi, la politique budgétaire aux États-Unis n’absorbe que 10 % à 20 % des chocs économiques. Des formes privées de partage des risques jouent un rôle bien plus important. Des marchés des capitaux intégrés, surtout des marchés des fonds propres intégrés, lissent les fluctuations conjoncturelles entre les États fédérés américains et amortissent ainsi environ 40 % des fluctuations.

Lorsque les propriétaires d’une entreprise se répartissent sur de nombreux États différents, les pertes éventuelles sont également réparties sur différents États. Cela soulage les revenus dans l’État touché par la crise, et en période de reprise, ils profitent des opportunités d’investissement dans d’autres États.

Il convient donc de saisir la chance de renforcer de cette manière la zone euro. C’est pourquoi nous soutenons les efforts de la Commission sur son chemin vers une union européenne des marchés des capitaux lorsqu’il s’agit par exemple d’harmoniser la législation en matière d’insolvabilité au sein de l’Union européenne.

4 Conclusion        

Mesdames, Messieurs, John Pemberton a élaboré le coca-cola pour se libérer de sa dépendance à la morphine. Et pratiquement personne ne douterait que le coca-cola est beaucoup moins nocif pour la santé que les opiacés.

Mais peu nombreux sont probablement ceux qui considèrent que le coca constitue une partie essentielle d’une nourriture équilibrée.

La caféine en tant que substitut à un mode de vie sain n’augmente en fin de compte que la vulnérabilité. Il en va de même dans le cas de la stimulation monétaire : tout comme la caféine, elle peut certes servir de réveil économique, mais une consommation exagérée sur une longue période comporte des risques et des effets secondaires.

Une union monétaire est surtout équilibrée lorsque l’activité économique et la responsabilité sont en équilibre et que la politique économique soutient une croissance durable.

Un discours à une réception debout est surtout équilibré lorsqu’il n’est pas trop long. C’est dans cet esprit que je vous souhaite une agréable soirée et des conversations animées !